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Excès

nom masculin

(latin excessus, de excedere, excéder)

Ce qui dépasse les limites permises, convenables

Beauté et cruauté

Angelica Liddel, Rodrigo Garcia, Roméo Castellucci... Les grands metteurs en scène contemporains me marquent surtout  grâce aux excès qui se trouvent dans leurs œuvres. L'excès de mettre des humains ou des animaux dans des situations provocantes, l'excès d'images fortes, l'excès de  sons chargés de basses. Souvent ce sont les scènes les plus excessives qui me marquent : quand la force et la cruauté de la proposition deviennent une forme de beauté artistique. Cela dit, je suis loin d'apprécier toute les scènes excessives car je crois au besoin d'un doux mélange entre provocation, force, volume et secret, afin d'avoir le ton juste.

 

Pour analyser cette notion d'excès au théâtre je vais évoquer la dernière scène du spectacle It can't happen here que j'ai vu en janvier 2018 au Deutsches Theater de Berlin.

Je vais essayer de comprendre comment le metteur en scène de cette pièce, Christopher Rüping, donne à voir le beau et le cruel dans une scène excessive tant au niveau du jeu d'acteur, de la lumière, de la scénographie, du volume, du son, que de l'effet de la voix... Cette accumulation prolifique d'effets aurait pu donner une scène indigeste. Néanmoins, c'est une des plus belles fins de spectacles que j'ai vue de ma vie.

Le comédien Benjamin Lille joue le dernier d'une longue série de dictateurs dans cette pièce de Sinclair Lewis inspirée d'un roman politique des années 30. Par un putsch militaire, le général, soumis aux ordres du précédent tyran aux airs romains de César, s'accapare le pouvoir en tuant son souverain et déclare dans cette fameuse scène finale à quel point ça lui est égal de prendre soin du peuple. En s'adressant aux spectateurs, il déballe sa haine profonde envers l'humain, l'envie d'écraser les opposants sous son pieds comme des miettes, et pas n'importe comment.

Benjamin Lille chante avec une voix transformée par autotune sur des rythmes de basses profondes et il nous embarque dans son flot de paroles. Je suis prise entre horreur et larmes face à la beauté du moment. L'acteur donne toute son énergie, crache, expulse, dit sans retenue toutes les horreurs de ce monde. Cela sous un cercle puissant de projecteurs qui s'abaissent sur lui, seul au centre avec un pied de microphone. Je suis pour la première fois séduite par une voix transformée, technique trop souvent mal utilisée dans les musiques actuelles. J'y trouve un sens précis, un lien avec ce que nous pouvons entendre tous les jours à la radio. Dans ce cas la voix devient plus aiguë ce qui donne à entendre du désespoir, quelque chose qui parait absurde dans la bouche d'un tyran. Mais la technique de l'autotune permet également d'enlever l'humanité de la voix de Benjamin Lille. Le chant devient ainsi un cri inhumain et désespéré à la fois. Un mélange fascinant. Le corps du comédien parait petit sur la grande scène et il se tord dans un engagement fort comme s'il éprouvait de grandes douleurs. En même temps, ces torsions font penser aux chanteurs actuels comme Kanye West. La scène monte vers un climax alimenté par l'immense structure lumineuse qui descend au fur et à mesure vers le chanteur, la fumée qui donne une épaisseur à l'image, les basses qui deviennent plus denses et fortes. J'ai l'impression que le ton sur ton crée ici un effet de force et de pouvoir. Comme je me pose la question dans la fiche Phèdre sur la pertinence de la redondance, je trouve ici un exemple qui exploite l'excès avec une telle aise que le résultat me convainc entièrement.

Au final, il me semble que cette scène tient à la rencontre entre beauté et cruauté. Le fait d'exploiter les deux crée une tension qui s'alimente par les deux registres. Le metteur en scène Christoph Rüping met à profit la cruauté des paroles et la fin de ce spectacle, tout à fait excessive, en devient d'une beauté extraordinaire.

IT CAN'T HAPPEN HERE, mise en scène de Christopher Rüping, avec Benjamin Lille, crédits photo Arno Declair

Photo de la scène finale.

Kanye West en concert,  crédits photo Tommy Ton

SUPER ! Le thème est clair, bien développé, lié à un ensemble et très bien conclu.

Citations

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